Musique, entre sujétion et liberté
Entretien de Gilles Bounoure avec Pierre Louis Godeberge pour la revue CONTRE/TEMPS, n° 46, juillet 2020
© 2020, La discordance des temps, 6, r. de la Vacquerie – 75011 Paris
Il n'est pas rare que la presse française, spécialisée ou non, emploie le terme d'«émancipation » à propos soit de la pratique musicale, soit de voix ou de sonorités nouvelles se détachant de la production ambiante, soit plus généralement pour décrire l'évolution de la musique occidentale, s'ouvrant peu à peu aux « musiques du monde ». Par exemple, Les Inrocks (30 novembre 1995) s'indignaient que le chanteur Prince, publiant un album intitulé « Emancipation », ait livré là trois heures de « diarrhée musicale », aussi novatrices en leur domaine, écrivaient-ils, que « Vasarely ou Georges Mathieu » en peinture. Un peu plus d'une décennie après, France Culture organisait, puis rediffusait une conférence à la Bibliothèque publique d'information du centre Pompidou sous le titre « Rap, rnb : musiques d'émancipation ou récupération commerciale ? », avec l'argumentaire suivant : « La pop se présente souvent comme un vecteur d'émancipation. Leurs prises de positions en faveur des cultures minoritaires ne cessent d'alimenter les commentaires sur les réseaux sociaux. Récupération commerciale ou activisme pop grand public ? ». Quelques mois auparavant, pour annoncer la parution du dossier spécial de la revue Critique intitulé « Musique, violence, politique », L'Humanité (2 juin 2016) posait en titre cette question fermée : « Comment la musique engage-t-elle vers l'émancipation ? », citant (comme par réflexe…) les premières mesures d'El Quinto Regimiento du parti communiste espagnol, et oubliant d'en signaler les sources musicales populaires anciennes (El Vito pour l'air principal et Los Contrabandistas de Ronda pour les chœurs). Or « la musique », qui fut si souvent au service des puissances dominantes, au moins dans l'histoire de l'Occident, et qui reste largement dépendante aujourd'hui de « l'industrie culturelle », « engagerait »-elle nécessairement (le verbe n'est pas neutre, il est aussi à discuter) « vers l'émancipation », et quel genre d'« émancipation » en attendre ? Questions aussi ouvertes que complexes…
Sur ces sujets qui font plus que jamais débat, Pierre Louis Godeberge, chef d'orchestre, arrangeur et compositeur, connu pour ses incursions fréquentes dans le répertoire populaire et les œuvres des grands compositeurs slaves, a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps.
ContreTemps : En Occident, comme pour la peinture et les autres arts plastiques, il aura fallu longtemps aux musiciens, compositeurs ou exécutants, pour n'être plus considérés comme des domestiques ou des fournisseurs. On cite souvent Léonard de Vinci comme le premier peintre à avoir tenu tête à ses commanditaires[1]. Pourriez-vous citer une figure comparable dans l'histoire de la musique ?
Pierre Louis Godeberge : Art et Pouvoir ont toujours entretenu des rapports conflictuels et souvent ambigus. La question est de savoir de quelle marge la musique – la composition musicale essentiellement – dispose, entre un assujettissement à l'autorité et la liberté totale nécessaire à toute création. L'artiste créateur – le compositeur – est-il libre de créer, d'écrire ce qu'il veut s'il est dépendant, pour sa survie, d'un maître, d'un patron, d'un commanditaire, d'un mécène ou d'un « sponsor » ? Dans quelle mesure peut-il même s'opposer à lui, le railler – même à son insu –, s'en affranchir et jusqu'à contester l'ordre social à travers son œuvre ? En résumé, peut-il « mordre la main qui lui donne à manger » ?…
Notons que la musique en général, exécution et composition, est un art quelque peu à part. Contrairement à la peinture, à propos de laquelle on pouvait parler d'« ateliers » – et sauf à se référer à un Vivaldi – , le compositeur n'a personne pour lui « préparer les fonds » ou « faire des remplissages ». Individuelle par définition, la composition est création de l'esprit et le fruit de l'activité d'un seul être, le compositeur.
De la Renaissance à la fin de l'Ancien Régime, ce compositeur, tout créateur qu'il fût, ne pouvait subsister seul et, pour vivre de son art, il devait répondre à des contraintes, lesquelles se révélaient souvent despotiques ou arbitraires. Car son devoir était de satisfaire les exigences et les fantaisies du maître et se plier aux dogmes[2]. Il devait, à la fois, jouer de son instrument, préparer le matériel, copier les parties vocales et instrumentales, faire répéter les exécutants, choristes, chanteurs et éventuellement solistes et diriger l'ensemble. Pour le plaisir de son patron, il devait agrémenter ses repas ou animer ses bals en composant sans cesse musiques de danse ou de divertissement. Maestro di cappella ou Kapellmeister, il devait, tout au long de l'année, écrire pour le service divin messes, motets, Magnificat et même force Te Deum pour fêter la victoire des ses armes…
Certes, la musique est un art de commande dispendieuse, tout comme la peinture. Mais hormis les grandes occasions ou les grandes cérémonies, c'est un art du quotidien par son mode de consommation et donc, moins prestigieux.
Dans bien des aspects, la musique relève d'une disponibilité et d'une organisation liée à un lieu privé, château, palais, etc. ; le musicien appartient à la maison du maître et donc à sa domesticité : attaché à une Cour, tout qualifié et talentueux qu'il soit, le musicien mange à l'office… Il faudrait à ce propos rappeler que, tout compositeur de génie qu'il fût, Joseph Haydn (1742-1809) sera resté pendant près de quarante années au service d'une seule famille, celle des princes Esterházy et que, depuis son premier contrat jusqu'à l'approche de sa fin, alors qu'il était célébré et joué dans toute l'Europe musicale, ses maîtres exigeaient de lui qu'il portât leur livrée, habit et haut-de-chausses, en leur présence…
Pour répondre enfin à votre question, le premier nom qui vient à l'esprit, le plus emblématique est celui de Mozart. Il est d'autant plus emblématique qu'il est contemporain de Joseph Haydn : Mozart est à la création musicale de son temps ce que sont Beaumarchais et son Figaro pour l'art dramatique. Compositeur attaché à la cour du Prince-archevêque Colloredo de Salzbourg, malgré la servitude que représentaient ses obligations de composer pour les messes et autres cérémonies religieuses, Mozart a expérimenté et utilisé, au nez et à la barbe de son maître, des moyens expressifs et dramatiques dont il se servira plus tard dans ses opéras : ses messes sont déjà des Noces !
Voilà la vraie liberté : faire, malgré tout, même s'il lui faudra le payer d'un coup de pied au fondement… Toute l'histoire de l'art occidental témoigne des conflits entre pouvoir et création : le commanditaire fixe le cahier des charges, l'artiste-exécutant doit satisfaire les exigences du puissant du jour. Le grand Palestrina n'a-t-il pas dû lui-même se plier aux directives du Concile de Trente, lesquelles prescrivaient l'intelligibilité du texte liturgique au détriment de la musique pure ? Artiste libre ou valet de son maître ?
CT : Ailleurs qu'en Occident, connaissez-vous des cultures ou des sociétés qui aient attaché un prestige particulier à leurs musiciens, et plus généralement à la musique ? Quelles conclusions tirer de ces comparaisons ?
P. L. G. : Pouvons-nous dire que l'originalité de la civilisation occidentale, depuis la Renaissance, est de s'être distinguée des sociétés primitives par l'extrême individualisation de la création ? Car le compositeur moderne signe et numérote des « opus ».
CT : Aujourd'hui, beaucoup d'amateurs de musique l'écoutent individuellement, et même « en Suisses », entre leurs écouteurs ou leurs oreillettes, attitude sur laquelle il faudra revenir. Autrefois, il était fréquent que la musique soit utilisée comme adjuvant de transes collectives : pas de danses bachiques sans tympanons, pas de déploiements militaires sans fifres ou clairons, pas de messes sans grandes orgues… Pourquoi, à votre avis ?D'autre part, alors que la musique est de plus en plus numérisée, dématérialisée, ces effets physiques expliquent-ils seuls que les concerts continuent à attirer du public, ou qu'il y ait ces grands rassemblements comme les « rave parties » ?
P. L. G. : Vous pouvez mesurer l'état de la société, disait Edward T. Hall, à la manière dont les individus se tiennent les uns par rapport aux autres. Nous dirions, ici : en observant la manière dont la musique est écoutée.
On constate que l'outil (le baladeur, par exemple) a non seulement favorisé la consommation individuelle mais surtout, le repliement sur soi, voire l'isolement, de l'auditeur (après la chaîne Hi-Fi, le CD, le microsillon, etc.) : c'est la rançon de la « reproductibilité » de l'œuvre. Mais, comme « il faut bien que le corps exulte », réagissant à l'isolement extrême, l'homo festivus a engendré des manifestations sauvages collectives de consommation musicale, souvent hors-la-loi et hors les murs : les raves. Quant au concert, certes d'origine sociale élevée plus et plus… policée, il répond certainement également à un besoin de partage, même si une évolution récente mais continue, sans doute due aux pressions commerciales des maisons de disques et de certains agents artistiques, le fait relever parfois du spectacle médiatique, genre « Victoire de la musique classique » et autres « dudamelisation », du nom de ce spectaculaire chef d'orchestre vénézuélien, figure de proue de « El Sistema » et maintenant directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Los Angeles…
Depuis la fin du XIXe siècle, le son enregistré, puis le son amplifié, « Haute-Fidélité » et enfin, sa numérisation, ont créé une nouvelle perception de la musique. Si l'on examine la question sous l'angle de la sujétion, ce qui est nouveau et, au sens premier, « inouï », c'est le fait que l'outil, la machine domine et modifie la musique : qu'y a-t-il de commun entre le son d'une voix humaine et sa reproduction numérisée, la subtilité du son acoustique, ses timbres, ses couleurs, ses harmoniques, peuvent-ils équivaloir à leur double gravé en langage binaire sur un CD ? En d'autres termes, la musique reproduite est-elle encore de la musique ?
Et pourquoi y a-t-il encore du public dans des salles de concert ? N'existe-t-il pas encore un besoin humain de vrai son, de son « acoustique », de son « live » ; et pourquoi a-t-on encore le besoin de contempler et d'entendre des interprètes de chair ? Ce besoin est-il dû à une perte de l'aura de l'œuvre musicale ? La dénonciation de cette perte due à la mécanisation est-elle assimilable à une plainte nostalgique, réactionnaire et donc « fasciste », comme le dénonce Walter Benjamin ? C'est là un des enjeux de nos « sociétés-monde » : quel sens donner au geste artistique ? Peut-on se libérer de l'assujettissement à la machine ? Poor is Beautiful ? L'acteur-musicien, sur scène, son corps, sa voix, son jeu, ne nous touchent-ils pas plus que le son du CD, ce son mis en conserve, compacté, donc immuable, donc mort ?
CT : Les lieux où la musique est jouée ont aussi leur importance. Dans l'exemple parisien de la salle Pleyel dont l'acoustique a été rénovée plusieurs fois, il a encore fallu la modifier quand le groupe financier FIMALAC, de Marc Ladreit de Lacharrière, en a obtenu la concession pour tout ce qui n'est pas « musique classique », 11 millions de travaux pour obtenir une « acoustique plus mate et favorable à la musique amplifiée »[3], alors que déjà la salle se signalait par son absence de réverbération, forçant les exécutants classiques à plus de rigueur. Pour les chœurs que vous dirigez, comment choisissez-vous les lieux, quand c'est possible ? Ensuite, voilà des décennies que les fabricants clament les progrès de leurs appareils et de leurs « sound machines » en matière de « haute-fidélité ». Subsistera-t-il toujours, à votre avis, un écart entre la musique jouée, physiquement, et les enregistrements ? Et si oui, quel genre d'écart ?
P. L. G. : Tout est question d'adaptation et d'adéquation : laissons les grand-messes aux églises et Longchamp aux chevaux…
Quant à la musique et quant au lieu dans lequel elle est exécutée, Sergiu Celibidache, questionnant Wilhelm Furtwängler à propos de la question du tempo, s'attira la réponse « Sowie es klingt : comme cela sonne ». Le tempo musical n'existe pas « en soi » mais en fonction de l'instant et de l'interaction entre l'exécutant et le lieu dans lequel il joue.
Avec la musique amplifiée, la question ne se pose plus : un quart de tour de potentiomètre en régie suffit à reproduire ce que le public a perçu chez lui en écoutant l'album acheté la semaine dernière…
Il est indéniable que l'avènement du disque a considérablement modifié l'écoute ainsi que les exigences du public vis-à-vis de l'interprète ; celui-ci ne s'autorisera plus les prises de risques ; la liberté, l'improvisation (sauf, peut-être, dans le jazz), le hic et nunc n'ont plus droit de cité. L'oreille en est la première victime : elle n'accepte plus les erreurs, les accidents, les fausses notes, les écarts entre l'enregistrement d'une œuvre et son exécution publique. À tel point que l'on parle même d'interprétations et d'enregistrements « de référence » : Maria Callas est, certes, inoubliable dans l'air « Casta diva » de la Norma, mais quid des sopranos de l'avenir ?
Et dire que dans d'autres domaines – et jusqu'aux plus hautes instances –, on parle de « spectacle vivant » ! Voilà qui en dit long sur la schizophrénie de notre société[4].
CT : Comment expliquer la vogue du « tuning » automobile, consistant à remplir le coffre et l'habitacle de matériel audio d'une valeur dépassant assez souvent celle de la voiture ? Il y a d'abord eu le « walkman », puis toute une gamme d'appareils miniaturisés, « nomades » comme on dit, faisant que beaucoup de gens se déplacent en écoutant de la musique, coupés des bruits environnants, jusqu'à se mettre parfois en danger. Qu'en pensez-vous ? Ce public-là vous semble-t-il perdu pour la musique que vous jouez et défendez ?
P. L. G. : La Machine a deux aspects : il y a ceux qui la créent et ceux qui s'en servent. Les uns sont activement du côté du manche : ils la conçoivent, la fabriquent, la promeuvent ; les autres sont les consommateurs, passifs et toujours plus dépendants. D'un côté, outil d'enrichissement et d'accaparement de cerveaux ; de l'autre, fascination, asservissement et consommation : la machine presse-bouton avec oreillettes intracérébrales, « nounou » berçante, toujours disponible, comme la Sainte Vierge, « partout et en tous lieux », dans la solitude de votre wagon de métro ou enfermé dans votre bagnole. Progrès ?
Et, par conséquent, y a-t-il un public « perdu » ? Avant que les utilisateurs de sounds ou de walkmans soient devenus sourds, peut-être faudrait-il s'occuper d'eux ? Or le nomadisme culturel ne concerne pas seulement les modes de consommation mais aussi la diversité : il n'y aurait pas autant de barrières, n'en déplaise à Bourdieu, si seulement les acteurs de l'action culturelle continuaient à proposer au public, comme disait Jacques Chancel, « non pas ce qu'il aime mais ce qu'il pourrait aimer ».
CT : Vous avez été enseignant en conservatoire et à l'université, enseigné à des élèves de tous âges ; que pouvez-vous dire de l'effet de la musique sur leur épanouissement, si le terme d'« émancipation » vous semble trop fort ?
P. L. G. : À l'heure où la culture et ses moyens sont menacés, où les orchestres, les chœurs, les compositeurs, les éditeurs, les libraires, les conservatoires sont menacés, à l'heure où nos décideurs sont précisément les plus dénués de culture que l'on ait vus depuis la Libération, combattre pour l'accès à la culture des générations futures est un acte de résistance et d'émancipation : contre la marchandisation, la machinisation et la consommation passive, synonymes d'abrutissement des masses.
CT : Avec leurs Marseillaises meuglées, les rythmes qu'ils battent hors du tempo, c'est un lieu commun de dire que « les Français ne sont pas musiciens ». On ne peut attribuer cela au défaut de musicalité de la langue, il y a des pays dont la langue n'est guère musicale non plus, et où le goût et le sens de la musique sont largement plus développés. Est-ce affaire d'enseignement, ou du « bain musical » dont des entreprises de toutes sortes les enveloppent et les bercent ?
P. L. G. : Malraux aurait déclaré un jour à Igor Stravinsky que « la musique en France est un art secondaire… » Est-il vrai que « Gallia non cantat » ? Jean-Jacques Rousseau serait passé par là, lui qui a causé beaucoup de tort à la musique française en la décrivant, dans l'Encyclopédie, comme inapte à l'expression musicale chantée[5].
Le malheur est qu'à la suite des Encyclopédistes nombre d'intellectuels français et autres Malraux lui ont emboîté le pas. Car entretemps la Révolution française et son anticléricalisme sont passés par là : ce sont eux qui ont entraîné la fermeture des maîtrises de cathédrales de France – les seuls « conservatoires » de l'époque – maîtrises dont étaient issus la plupart des musiciens de l'Ancien Régime.
Cette coupure historique explique en grande partie, encore aujourd'hui, le manque de culture vocale et chorale en France.
CT : Vous connaissez bien les musiques populaires anciennes de la France et d'autres pays d'Europe, il vous arrive d'en jouer ou d'en réaliser de nouveaux arrangements. Leur qualité tient-elle au fait que les gens du « peuple »étaient largement plus familiers de la musique et du chant dans les sociétés d'autrefois ?
P. L. G. : Le peuple a toujours chanté et « malheur au peuple qui ne chante pas : il a perdu son âme » disait Janàcek. Le chant populaire français a eu ses compositeurs et ses chefs-d'œuvre qui sont les fruits de ces génies anonymes. Mais l'avènement de la radio a tué le chant populaire. Malheur au peuple français ?
Le peuple, dans son ensemble et de tous temps, allait à l'église : c'était l'un des seuls lieux, outre les bals et les noces, où il entendait de la musique et en chantait : la modalité grégorienne, présente dans bon nombre de nos mélodies populaires les plus anciennes, en a inspiré et fourni la base mélodique. La musique populaire, hors de toute contrainte, libre de toute sujétion hormis celle du cœur, s'est enfuie de l'église ; elle est partie dans les champs… Chants de noces, chants d'amour, de marins, de bergers ; chants de travail, de laboureurs, de moissonneurs, de tissandiers…[6]
CT : Pour rester un genre mineur, la chanson populaire moderne, diffusée par les médias ou sur divers supports d'enregistrement, a pu avoir un rôle politique, soit par son contenu, soit par la mise en « vedette » des chanteurs et chanteuses, « idoles des jeunes » ou des vieux. « Mettez les pilules en vente dans les Monoprix », c'est Antoine le 1erjanvier 1966, la loi Neuwirth n'arrive qu'en décembre 1967… Qu'en pensez-vous ?
P. L. G. : La chanson est-elle un « genre mineur » ? Ne sait-on pas, comme disait Marie-Paule Belle, qu'écrire une chanson avec une musique qui se tienne et « accroche » l'oreille n'est pas une petite affaire ? Demandez au grand Georges, au grand Jacques et à Léo ce qu'ils en pensent… Brassens était au plus haut degré cultivé, Brel connaissait ses déclinaisons et Léo, ses poètes et leurs papiers…
CT : Comme dans tous les autres domaines de l'art soumis au jugement public, les compositeurs et les interprètes de musique doivent se distinguer, marquer leur personnalité ou leur « originalité » sans se couper de leur audience ou de leurs commanditaires. Comment voyez-vous cette difficulté pour les compositeurs ?
P. L. G. : En matière de création individuelle, on a atteint l'altitude limite. Dès avant la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de compositeurs ont commencé à oublier la question fondamentale de savoir « qui dit quoi à qui ? ». Sans doute y a-t-il des créateurs « en avance sur leur temps » mais le divorce entre eux et le public est consommé. Sans doute parce que l'émotion, le plaisir musical, voire le Beau, leur paraissent sans valeur ? Ce qui a permis à beaucoup d'imposteurs de proliférer.
Peut-on être compositeur de musique « savante » et accessible ? Même un Ravel, à qui l'on reprochait son écriture complexe – lui qui déclarait dédaigneusement « ne pas vouloir écrire facile afin que sa musique ne soit pas massacrée par les amateurs » –, il n'en reste pas moins que son œuvre (L'enfant et les sortilèges, le Boléro, le Concerto pour la main gauche, Ma Mère l'Oye, etc.) a bien une valeur universelle.
Quant aux interprètes, il s'agit pour eux d'être des passeurs, des messagers (des « postiers » comme dirait Georges Steiner) : transmettre et restituer, traquer ou deviner les intentions du compositeur. En un mot : servir sa musique et non se servir d'elle, au besoin contre le public. Car il faut du temps à une œuvre nouvelle pour être comprise et assimilée par l'interprète ; a fortiori par le public, averti ou non.
CT : Les « internautes » ont beaucoup ri de voir ce 8 janvier le chœur de Radio-France, en grève, entonner par surprise Va, pensiero, l'air des esclaves du Nabucco de Verdi, coupant le sifflet à la pédégère de cette société, qui prévoit de réduire le nombre de choristes, ce qui compromettrait la « vocation symphonique » de cet ensemble professionnel permanent, le seul de cette dimension en France. Vous dirigez des ensembles moins importants, quelles seraient les revendications que vous formuleriez, de leur part et de la vôtre ?
P. L. G. : Ce Coro dei Schiavi Ebrei (Chœur des esclaves hébreux), historiquement hymne de résistance italien, est évidemment un symbole : la « patria » évoquée ici nostalgiquement, c'est la culture, une « Jérusalem » promise, à la fois terrestre et céleste. L'homme ne vit pas que de pain mais donnons, « en même temps », des moyens d'existence matérielle à la culture, à la musique et à ses serviteurs. Et surtout pensons à nos enfants, afin qu'eux aussi puissent vivre l'idéal artistique.
Propos recueillis par Gilles Bounoure
CT46-CULTURES 162-192-PLG
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[1] Par exemple Robert Lebel, Léonard de Vinci ou la fin de l'humilité, Paris, Presses du livre français, 1952, plusieurs fois réédité [N.D.L.R.].
[2] Unissant en sa personne le temporel et le spirituel, le patron de Mozart à Salzbourg, le « prince-archevêque »Colloredo exigeait de lui qu'il écrivît des messes ne dépassant pas une durée d'une demi-heure… (d'où le grand nombre de Missa brevis composées par le jeune Wolfgang et datant de cette époque).
[3] Le Figaro, 25 septembre 2016 [N.D.L.R.].
[4] À ce propos, on pourrait se poser la question de savoir qui s'occupe du « spectacle mort » ?
5 Voyons-y plutôt, chez ce petit compositeur, à demi-instruit et même raté, le reflet de son animosité à l'égard de Jean-Philippe Rameau, lequel la lui rendait bien… Comment comparer son Devin de village à Castor et Pollux, Hippolyte et Aricie ou Platée ?!
[6] Cf. l'excellente et monumentale Histoire de la chanson française de Claude Duneton (édition du Seuil, 1998).